La couleur des saisons

Publié le par Oxymore

Suite des récits de Georges SUBLET (parus dans le n° 8 du "Potin")

 

LA COULEUR DES SAISONS

 

Mais comme toutes les choses ont des limites et que les bateaux qui flottent ne transforment pas pour autant les enfants en Corsaire ou en Tabarly, nous nous contentions de nous asseoir sur la planche qui servait de siège en manoeuvrant les rames tant bien que mal. D’ailleurs comme tous les enfants du monde, nos parents étaient là pour nous surveiller. D’autant plus que pour eux, l’eau était leur ennemi mortel. La preuve en est que je n’ai jamais vu les Anciens en mettre dans leur vin, sous aucun prétexte ; il faut les comprendre, on ne pactise pas avec celle qui vous veut du mal, je pourrais vous dire sans être trop mauvaise langue qu’ils n’en abusaient pas pour eux-mêmes, la plus grosse consommation de la pompe était réservée pour la boisson des chevaux et des vaches.

De toute façon, le fleuve s’en retournait comme il était venu après quatre ou cinq jour d’invasion en laissant derrière lui le limon visqueux et blanchâtre que nous appelions la « mâne ». Nous disions les blés sont manés, les prés sont manés, cette boue collante et sale qui était la dernière attaque de la Saison Grise allait disparaître en quelques jours, la neuve, la propre Saison Verte, celle qui pourchassait les alluvions jusqu’au fond des lônes au quart vides et les entourait de ces verts de toutes nuances, la seule couleur de la saison nouvelle.

En parlant des lônes, il faut vous dire que le Rhône qui partait et revenait quand il en avait envie, jouait de ce fait des mauvais tours aux brochets qui s’étaient aventurés en dehors de son lit en les oubliant. Par contre, « nous », nous ne les avions jamais oubliés, c’aurait été dommage, et puis c’était si facile pour les petits pêcheurs en apprentissage que nous étions, que de cueillir ces derniers dans les filets naturels que la nature avait mis à notre disposition. Quand nous rentrions à la ferme, nous étions aussi vaseux que nos poissons mais fiers comme Artaban de nos exploits.

Le fleuve quelquefois, était par regret ou par rancune, revenait nous voir en mai ; il recouvrait à nouveau les champs et il arrivait alors aux carpes ce qui était arrivé aux brochets le mois précédent, mais là c’étaient les prairies qui servaient de filets et l’amour qui servait d’appât. Des centaines de carpes de 5 à 25 livres se trouvaient bloquées, elles étaient venues pour frayer. Elles se débattaient dans les hautes herbes, c’était la curée du quartier, les fourches servaient de harpons, de toutes façons elles étaient condamnées, soit par les prédateurs à deux pattes, soit par l’asphyxie, ainsi était le destin des carpes au mois de mai là-bas dans les prairies qui n’avaient rien fait pour en arriver là.

Quand le curé, au catéchisme, nous racontait l’histoire de la pêche miraculeuse de Saint-Pierre, Jésus et ses copains sur le lac de Tibériade, je pensais que dans le fond nous n’avions rien inventé.

Au mois de mai, mon père, pour des raisons d’hygiène, de bien-être et d’économie, avait pour coutume de tondre ses deux chevaux et ses quatre fils. Si les chevaux étaient contents, on ne peut pas en dire autant des quatre fils qui se trouvaient de ce fait un peu différents des autres, soit à l’école, soit à la messe (je crois d’ailleurs que la tonte des fils n’a pas dépassé les années 20) car c’étaient eux et non les chevaux qui ruaient dans les brancards (cours-moi après, j’t’attrape).

On n’arrête pas le progrès, que voulez-vous ! La contestation était en route, les enfants n’étaient plus ce qu’ils étaient, comme disait ma mère à qui sa mère avait dû en dire autant.

En mai, dit la chanson, nous n’allions plus au bois, les osiers sont coupés, les fagots finis, d’autres travaux et d’autres jeux nous attendaient.

La grise a disparu                                                        La verte est apparue

La terre recommence                                                   La terre recommence

Recommence sans elle                                                Recommence avec elle.

 

Georges SUBLET

 

La plaine de Feyzin

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article