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Le "Süêl"

Publié le par Oxymore

Suite des récits de Georges Sublet, "La batteuse et les vendanges"...

"Fermé par des murs de pisé dégravoyés, recrépis obstinément par les hommes, décrépis patiemment par le temps, le "Süêl" était une partie de nos fermes qui servait d'aire de battage et d'entrepôt provisoire pour toutes les récoltes.

Le sol de ce dernier que tous les fléaux du passé avaient assoupli, était composé d'un mélange de terre, de grabot (balle de céréales) des quelques grains que Germinal, les poules et le tracanais (appareil pour vanner les grains restants de la batteuse) avaient oublié et qui s'étaient accumulés pendant des siècles. Il va sans dire que ce sol souple avait toutes les qualités requises pour servir de terrain de jeux aux petits bipèdes que nous étions.

Occupés à plein temps seulement par la paille et le grabottier (hangar servant à couvrir le grabot), les volailles nous laissant carte blanche par prudence (et combien elles avaient raison).

Grand d'une demie bicherée (mesure de contenance de 1520 m3 environ), c'était le stade et la salle des sports des enfants du quartier, sans danger du fait de son environnement, nous avions même la bénédiction de nos parents qui nous envoyaient jouer au "Süêl" pour des raisons de tranquillité.

Domaine des rêves et de la réalité, tous les jeux du monde y étaient permis, les batailles de 14-18 encore proches et tellement rabâchées, faisaient de nous des héros de Verdun, des Napoléoniens en herbe, des champions de lutte dans le "grabot" ou la paille, les joutes, le foot, les boules et le reste, tout y passait suivant l'humeur du moment ou par mimétisme des récentes manifestations locales.

Il y avait aussi les jeudis de gala : nous profitions pour ces derniers de l'absence de nos parents. Quand notre mère vaquait avec les vaches et notre père avec la faucheuse.

Le grand spectacle consistait à faire saoûler le cochon, les mass media ou le tam-tam arabe (appelez ça comme vous le voulez), diffusaient la nouvelle le mercredi soir et nous refusions du monde, le pailler et le grabottier servaient de tribunes confortables à tous les invités du coin. Je ne sais pas si mes patients lecteurs ont vu un porc saoûl. Ca ressemble à un caillon (porc) qui fait le singe avec un corps de cochon, et croyez-moi c'est "très très" rigolo. En intermède, on en faisait autant au coq le plus orgueilleux de la basse-cour pour lui apprendre la modestie et à écouter aux portes (c'était pas mal non plus). Les plus grands venaient nous y rejoindre le soir après leur travail. Ulysse, Gugu, Tatane, Juju, Dédé, Bébert, Tonin, Clément, Jean, Marcel et les autres... Je crois que l'enfance durait très longtemps à cette époque !

Et puis à la tombée du jour, le "Süêl" devenait maison de la culture et des arts vers la fin de la Saison Verte, quand le sol humide et chaud avait un goût d'avant batteuse.

Assis en rond, les yeux et les oreilles équarquillés, nous écoutions les histoires croustillantes de Gugu. Il préludait toujours par "je me suis laissé dire", probablement pour changer la méthode des autres conteurs qui commençaient toujours par "il était une fois".

Toutes les anomalies du quartier y passaient : le dernier vol de poules, sa dernière rencontre avec un couple plus ou moins régulier dans les vorgines, la plus grosse carpe ou le plus gros brochet pêché dans la semaine, le dernier crêpage de chignon, la plus belle chasse aux canards de la dernière saison grise, la dernière victoire des jouteurs, des nageurs et des rameurs qui revenaient souvent chargés de lauriers nationaux, et Dieu sait s'il y en avait à cette époque dans ma rue. Il était "intarissable".

Ceci pour les lettres, pour les arts Ulysse et son frère Tonin nous offraient un festival de tambours accompagnés quelquefois par le clairon ou la trompette d'un complice à eux de la clique du village. Et puis à contre coeur il fallait rentrer, la culotte remplie de "grabot" dont une partie allait finir dans les draps et gratter nos jeunes fesses plus ou moins habituées à la dure.

En me souvenant de mes jeunes années qui couraient dans la paille, je pense souvent que les "süêls" ne sont plus ce qu'ils étaient, dommage..."

(paru dans Le Potin n° 12)  

Une oeuvre originale de Liliane Roux, le Château de La Bégude

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